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Le site d’injection supervisée, un problème ou une solution?

Mohammed Amine Harmach

En plein centre-ville d’Ottawa, plus d’une soixantaine de personnes qui consomment des drogues fréquentent chaque jour le Centre de santé communautaire de la Côte-de-Sable (CSCCS) pour bénéficier des services du site d’injection supervisée. À quelques pas de là, la pharmacie Respect Rx fournit des comprimés d’hydromorphone (Dilaudid) légalement prescrits dans le but de limiter la consommation de drogues de rue, notamment le fentanyl.

Cependant, l’environnement autour de ces établissements suscite des tensions au sein de la communauté locale. Keith Nuthall est résident du quartier depuis 2009 et membre d’un conseil de copropriété depuis plusieurs années. Il qualifie de choquante l’ampleur de la misère humaine que lui et ses voisins observent quotidiennement chez des personnes toxicomanes errant dans les rues.

Face à cette situation, certains commerçants ont décidé de quitter le quartier, dont l’emblématique magasin Steve’s Music, voisin de la pharmacie Respect Rx. Après 42 ans d’activité, il ne renouvellera pas son bail. Chaque jour, plus d’une dizaine de personnes se rassemblent devant la porte du magasin pour s’injecter ou inhaler des substances È, explique un employé du magasin, qui a requis l’anonymat.

Selon lui, la situation s’est aggravée, l’ouverture de la pharmacie en 2021 attirant des individus malintentionnés et générant des actes de violence. Après plusieurs vols à l’étalage en plein jour, le magasin a dû prendre la décision de garder sa porte verrouillée. La police, les pompiers et les ambulances sont présents quasiment tous les jours, parfois plusieurs fois par jour È, témoigne cet employé. Imaginez l’effet de ces scènes sur nos clients —des artistes, des familles avec enfants — qui viennent magasiner une guitare et qui doivent franchir un attroupement de personnes en détresse devant la porte.

Une criminalité en hausse

Le site d’injection supervisée a ouvert en 2018 dans le cadre d’une stratégie de réduction des méfaits ,mais Keith Nuthall affirme —plusieurs chiffres détaillés et rapports de police à l’appui —que depuis son ouverture, la criminalité a doublé. Il dit avoir assisté à une réunion publique où les gestionnaires du Centre de santé communautaire avaient assuré le public que le service n’amènerait pas d’augmentation de la criminalité. Or, c’est tout l’inverse qui s’est produit, dit-il. Selon lui, l’erreur était prévisible.

De nombreux commerces et copropriétés ont dû embaucher des agents de sécurité privés à des coûts importants, assure-t-il. Même constat du côté de Calla Barnet, présidente du comité de services sociaux et communautaires d’Action Côte-de-Sable : En tant que quartier du centre-ville abritant plusieurs refuges, notre communauté est depuis longtemps confrontée aux problèmes de consommation de drogues illicites, qui alimentent inévitablement la criminalité. Elle dénonce une surconcentration des services sociaux dans un même périmètre : trois sites d’injection et plusieurs refuges pour hommes concentrés dans un rayon de 600 mètres. À son avis, le quartier est devenu une zone de confinement pour les résidents à faible revenu, les personnes toxicomanes et les sans-abris.

Des fermetures de sites d’injection

Selon Calla Barnet, la situation risque de s’empirer. Le gouvernement provincial a décidé de fermer 10 des 17 sites d’injection supervisée en Ontario en raison de leur proximité avec des écoles et des garderies. Dès le 1er avril 2025, il ne restera plus que sept sites d’injection supervisée en Ontario, dont trois seront situés à Ottawa dans les quartiers de la Côte-de-Sable et de la Basse-Ville.

Des résidents redoutent un afflux massif des usagers des sites fermés vers ceux encore en activité, exacerbant les tensions locales. Calla Barnet et Keith Nuthall mettent en garde contre un effet domino, en évoquant la situation à Kingston où deux personnes sont mortes l’année passée dans un affrontement près d’un site d’injection. Ces événements font craindre un scénario similaire à Ottawa, où la coexistence entre services sociaux et résidents devient de plus en plus fragile.

De son côté, contactée par IMAGE, la direction du CSCCS a répondu rapidement. Nous voulons faire partie de la solution. Nous entendons les préoccupations du voisinage. C’est pourquoi nous créons des espaces d’écoute et de dialogue È, a déclaré Louise Goodman, directrice du site d’injection supervisée.

Interpellée sur les inquiétudes des riverains, elle se montre catégorique : Ce n’est pas la surconcentration des services sociaux qui pose problème, mais plutôt la surconcentration de services sociaux sous-financés, qui peinent à remplir leur mission. Il faut plus de services, car les bénéficiaires de ces services ont droit à un accompagnement respectueux de leur dignité.

Elle précise dans ce sens qu’il manque des lits dans les refuges, des places en centres de désintoxication et des logements pour les personnes vulnérables. Selon elle, les listes d’attente sont impossiblement longues, laissant les personnes dans des conditions précaires. Du fait même, leur santé, tant mentale que physique, se dégrade et elles consomment davantage.

Face au sous-financement, le centre ne travaille que quatre heures par jour. Nous n’avons ni travailleurs sociaux, ni équipe de sécurité, ni programmes suffisants pour accompagner nos usagers. Nous avons besoin de personnel sur le terrain pour inciter les gens à utiliser nos services, poursuit Louise Goodman.

1 500 injections par mois

Elle souligne que la fermeture d’un site ne ferait que déplacer le problème: les gens continueront à consommer, mais ce ne sera plus encadré et il y aura moins de contrôle. Elle pointe aussi du doigt un autre enjeu majeur : l’évolution de la toxicité des substances vers de nouvelles drogues, plus puissantes, plus toxiques et plus imprévisibles.

Pour sa part, Stefan Amyotte, chef d’équipe au CSCCS, tient à rappeler que la mission du centre n’est pas d’encourager la consommation, mais d’offrir un accès à des soins essentiels et d’encourager les gens à s’en prévaloir. Il souligne que ces services bénéficient à long terme à toute la société en permettant de prévenir des maladies comme le sida et l’hépatite C et de réduire les risques liés à l’injection.

Chaque fois qu’une personne est hospitalisée pour une surdose, cela représente une charge importante pour les contribuables, dit-il.

Dans ce sens, le site d’injection supervisée de la Côte-de-Sable supervise près de 1 500 injections par mois et prévient entre 20 et 50 surdoses. Le site joue aussi un rôle de lien avec d’autres ressources en fournissant des informations au moment où les gens en ont besoin. Nous sommes là pour leur offrir un accompagnement vers la désintoxication s’ils le souhaitent, pour appeler un médecin ou pour parler d’addiction, ajoute Stefan Amyotte.

Pour sa direction, le site d’injection, à l’instar des autres services sociaux, est un lieu de connexion vers d’autres solutions, non pas le problème.