La Côte-de-Sable d’autrefois, épicentre intellectuel
Histoire francophone
Philippe Bernier Arcand
Au cours des dernières années, plusieurs maisons unifamiliales centenaires de la Côte-de-Sable ont laissé place à des immeubles d’appartements. Ces nouveaux projets immobiliers suscitent des inquiétudes en menaçant l’intégrité du quartier.
La démolition des maisons unifamiliales construites à la fin du XIXe ou au début du XXe siècle met en péril cet ensemble bâti, autrefois cohérent, qui donne sa singularité au quartier. Ce débat va bien au-delà de l’esthétique urbaine puisqu’il soulève des enjeux de patrimoine collectif, chaque maison démolie emportant avec elle une part de l’histoire du quartier, souvent sans laisser de trace des vies qui l’ont habitées.
Pour ne donner qu’un exemple, on peut mentionner le 71 avenue Russell, une maison en briques rouges typique de la Côte-de-Sable, détruite en 2021. Depuis, le site est resté un terrain vague, malgré l’annonce en 2018 d’un projet d’immeuble de quatre étages qui, à ce jour, n’a toujours pas été érigé.
La destruction de cette maison a fait disparaître une partie de l’histoire du quartier. Parmi les occupants du 71 avenue Russell se trouvait Alfred Duclos DeCelles, ancien journaliste à La Minerve, qui deviendra éditeur de L’Opinion Publique et, surtout, bibliothécaire en chef du Parlement.
Essayiste prolifique, Alfred Duclos DeCelles a joué un rôle important dans le milieu intellectuel canadien-français de l’époque à Ottawa, dont le quartier de la Côte-de-Sable était l’épicentre. À la fin du XIXe siècle, alors qu’Ottawa devenait la capitale, de nombreux francophones s’établissaient dans ce quartier, souvent attirés par des emplois gouvernementaux de traducteurs, d’archivistes ou de bibliothécaires, tout en poursuivant parallèlement des œuvres littéraires.
Parmi eux, on retrouve Antoine Gérin-Lajoie, bibliothécaire au Parlement et écrivain, qui a principalement vécu au 300 rue Wilbrod. Son fils, Léon Gérin, traducteur à la Chambre des communes et essayiste, y a passé une partie de son enfance avant de revenir à Ottawa pour s’établir, entre autres, au 274 rue Nelson. Le beau-frère d’Antoine Gérin-Lajoie, Benjamin Sulte, fonctionnaire au ministère de la Défense et historien, auteur de nombreux ouvrages, résidait au 304 rue Wilbrod.
Alfred Garneau, fils de l’historien François-Xavier Garneau, traducteur au Parlement et poète, a habité, entre autres, au 205 rue Daly, 288 rue Nelson et 113 rue Stewart. Alphonse Lusignan, secrétaire au ministère de la Justice, chroniqueur et auteur, a notamment vécu au 357 rue Friel ainsi qu’au 291 rue Theodore, aujourd’hui avenue Laurier Est.
Le traducteur à la Chambre des communes, bibliothécaire au Parlement, journaliste et auteur Rémi Tremblay vivait au 338 rue Wilbrod, voisin de l’archiviste adjoint aux Archives publiques du Canada, romancier et essayiste Joseph Marmette, qui résidait au 340 rue Wilbrod. Errol Bouchette, également bibliothécaire au Parlement, essayiste et romancier, a passé une partie de son enfance sur la rue Daly, où vivait son père, le patriote Robert-Shore-Milnes Bouchette, avant de revenir à la Côte-de-Sable à l’âge adulte pour habiter successivement au 50 avenue Sweetland, 132 rue Osgoode, 226 rue Daly, 353 rue Wilbrod et 243 rue Chapel.
Sylva Clapin, traducteur à la Chambre des communes, journaliste et auteur, surtout connu pour son Dictionnaire canadien-français, a résidé au 239 rue Chapel. Enfin, Rodolphe Girard, traducteur à la Chambre des communes, fonctionnaire fédéral et écrivain célèbre pour son roman Marie Calumet, a vécu au 538 rue Besserer, 363 rue Daly et 62 avenue Marlborough.
Ce ne sont là que quelques exemples parmi tant d’autres auteurs francophones qui vécurent dans la Côte-de-Sable à cette époque. Certaines de ces maisons ont malheureusement été détruites, tandis que d’autres sont toujours debout.
Quant au 71 avenue Russell, Alfred Duclos DeCelles y a vécu de 1907 à 1920, après avoir habité au 171 rue Daly, également dans la Côte-de-Sable, avant de finir ses jours au 49 Wilton Crescent dans le Glebe. Le passage d’Alfred Duclos DeCelles dans cette maison du 71 avenue Russell n’a donc sans doute pas une très grande importance historique.
Pris individuellement, ces faits historiques relèvent de l’anecdote, et le simple fait que ces auteurs y aient vécu ne suffit évidemment pas à faire de ces maisons des bâtiments historiques. Il ne s’agit toutefois pas ici de vouloir placer une plaque commémorative devant chaque maison, mais plutôt de prendre conscience que la mémoire d’un quartier s’érode lentement, souvent dans l’indifférence.