Heritage

La toponymie de l’avenue Russell

Philippe Bernier Arcand

En 2020, dans la foulée du mouvement “Black Lives Matter”, la municipalité de Russell dans l’est ontarien, a longuement réfléchi à l’idée de changer son nom pour se dissocier de l’héritage esclavagiste qui y était associé. En effet, la ville de Russell a  été nommée pour commémorer Peter Russell, premier administrateur en 1796 du Haut-Canada, devenu aujourd’hui l’Ontario.

Toutefois, Peter Russell avait un côté sombre puisqu’il était propriétaire d’esclaves et s’était opposé à John Graves Simcoe, le premier lieutenant-gouverneur du Haut-Canada, lorsque ce dernier cherchait à abolir l’esclavage avec le”Act Against Slavery”en 1793. Cette loi mènera à l’abolition de l’esclavage dans le Haut-Canada dès 1810.

Pour cette même raison, la ville de Toronto a débaptisé sa rue Russell en 2020 pour la renommer Ursula Franklin en l’honneur d’une scientifique, pionnière du féminisme, qui a enseigné plus de 40 ans à l’Université de Toronto. La municipalité de Russell quant à elle, a choisi de garder son nom en 2022, mais d’en changer la signification afin de rendre hommage à tous les citoyens nommés Russell qui auraient contribué à la communauté.

La Côte-de-Sable a aussi une avenue Russell où il existe peu d’informations sur l’origine de son nom, notamment sur le site web de la ville d’Ottawa. Toutefois, on en fait mention dans la thèse de doctorat de l’historien Lucien Brault déposée en 1941 à l’Université d’Ottawa et éditée en livre l’année suivante sous le titre Ç Ottawa, capitale du Canada : de son origine à nos jours È.

Selon l’historien Lucien Brault, l’avenue Russell n’a pas été nommée en l’honneur de Peter Russell, mais plutôt pour commémorer Lord John Russell, qui a été deux fois premier ministre du Royaume-Uni, soit de 1846 à 1852 et de 1865 à 1866. Ainsi, tout comme les avenues Goulburn et Marlborough de même que la rue Somerset, l’avenue Russell commémore un parlementaire britannique.

Il est tout de même surprenant que l’on commémore John Russell dans la Côte-de-Sable, un quartier historiquement associé à la communauté francophone, étant donné le mauvais souvenir qu’il a laissé au Canada français. John Russell est celui qui a donné son nom aux 10 résolutions de Russell qui avaient pour but l’assimilation complète des Canadiens français par les Britanniques.

En 1834, les Patriotes du Bas-Canada vont soumettre 92 résolutions, rédigées notamment par Louis-Joseph Papineau, qui critiquaient la corruption au sein du système politique favorisant la minorité britannique, l’inefficacité de l’administration et du système judiciaire de la colonie. Leur rejet par Londres et l’adoption des résolutions Russell déclenchèrent une série d’événements conduisant aux Rébellions de 1837 et 1838.

Le nom de la rue Russell, commémorant John Russell dans la Côte-de-Sable, est d’autant plus surprenant puisque plusieurs acteurs des Rébellions de 1837 et 1838 se sont établis dans le quartier après les événements, comme Louis-Théodore Besserer, député de la Chambre d’assemblée du Bas-Canada de 1833 à 1838, qui a approuvé les 92 résolutions. Besserer, propriétaire de terres qu’il revendit par lots dans l’actuel quartier de la Côte-de-Sable, a une rue à son nom et a construit sa maison, qui existe toujours, au 149 avenue Daly.

On peut aussi penser à Robert Shore Bouchette, dont l’intervention dans les rébellions des Patriotes lui valut quelques mois dans la prison de Montréal, puis un exil aux Bermudes avant de s’installer sur l’avenue Daly. C’est sur cette même avenue que vécut pendant quelques années François-Xavier Prieur, après avoir été déporté en Australie en raison de sa participation aux rébellions des Patriotes.

Une figure très importante du mouvement des Patriotes a été Étienne Parent qui, même s’il avait des positions plutôt modérées par rapport à celles de Louis-Joseph Papineau, fut emprisonné à Québec en 1838-1839 sous prétexte de Ç menées séditieuses È. Il fut par la suite nommé sous-secrétaire de l’État canadien et habita sur la rue Rideau avant de s’installer, quelques années plus tard, dans sa maison de la rue Wilbrod où il décédera.

Le gendre d’Étienne Parent, Antoine Gérin-Lajoie, qui a habité sur la rue Besserer et qui a fait construire la maison du 300 rue Wilbrod où il finit ses jours, mais qui sera démolie en 2023, est aussi indissociable du mouvement des Patriotes. Il était trop jeune lors des rébellions de 1837 et 1838 pour y participer, mais il écrivit, alors qu’il était étudiant au Séminaire de Nicolet, la chanson Un Canadien errant, qui raconte la douleur d’un patriote des Rébellions du Bas-Canada de 1837-1838 déporté en Australie.

Les polémiques autour des noms de rues et de lieux se sont multipliées à travers le monde au cours des dernières années. Ces débats sont parfois vifs puisque certains craignent que l’on cherche à
« effacer l’histoire » en regardant le passé avec les yeux d’aujourd’hui.

Pourtant, lorsqu’on assimile les dénominations des noms de rue à l’histoire, on se trompe puisqu’il s’agit d’un récit historique résultant bien souvent d’un choix politique. L’hommage public, par le biais de la toponymie, est un outil de propagande politique.

La Côte-de-Sable a une riche mémoire toponymique, plus particulièrement odonymique, soit la branche de la toponymie qui s’intéresse aux noms de voies, notamment les rues, les avenues et les boulevards. Il serait intéressant de la mettre en valeur pour connaître, et éventuellement réfléchir, à ce qu’elle commémore.