300 Wilbrod : une maison, des histoires, l’Histoire
Philippe Bernier Arcand
À la fin de l’année 2023, la maison située au 300, rue Wilbrod à Ottawa a été détruite. Un immeuble avec plusieurs appartements est actuellement en construction à cet emplacement.
Pendant plusieurs décennies, cette maison a abrité une garderie, le Sandy Hill Child Care, qui a marqué la vie de nombreuses familles, en particulier celles du quartier de la Côte-de-Sable. Construite au XIXe siècle, cette demeure a également accueilli de nombreux autres résidents et, au cours de ses cent cinquante ans d’existence, elle a été le témoin de nombreux événements culturels et politiques.
La maison du 300, rue Wilbrod a été construite par Antoine Gérin-Lajoie vers la fin des années 1860 et le début des années 1870. Il y a vécu avec sa famille jusqu’à la fin de sa vie, décédant en 1882 à l’âge de 58 ans.
Antoine Gérin-Lajoie, homme de lettres du XIXe siècle, est notamment l’auteur du roman Jean Rivard, publié sous forme de feuilleton, la première partie, Jean Rivard défricheur, dans la revue littéraire Les Soirées canadiennes en 1862, et la deuxième partie, Jean Rivard économiste, dans Le Foyer canadien en 1864. Son œuvre la plus connue est encore aujourd’hui fréquemment entendue et on la reconnaît dès ses premiers mots « Un Canadien errant, banni de ses foyers, parcourait en pleurant, des pays étrangers. »
Beaucoup fredonnent la célèbre chanson Un Canadien errant, sur les Rébellions du Bas-Canada de 1837-1838, sans savoir qu’elle a été écrite par Antoine Gérin-Lajoie. Cette chanson a d’ailleurs été reprise par plusieurs interprètes depuis sa création, dont Nana Mouskouri et Leonard Cohen.
Antoine Gérin-Lajoie était également traducteur parlementaire et bibliothécaire au Parlement, ce qui explique ses déménagements entre Québec et Toronto avant de s’installer à Ottawa, suivant les changements de siège du Parlement de la province du Canada. Il publiera d’ailleurs sur cette période Dix Ans au Canada, de 1840 à 1850 : Histoire de l’établissement du gouvernement responsable à titre posthume.
La progéniture d’Antoine Gérin-Lajoie a également marqué l’histoire, particulièrement au Québec. Parmi eux, son fils Léon Gérin, pionnier de la sociologie au Québec et président de la Société royale du Canada, sa belle-fille Marie Lacoste, épouse de son fils Henri Gérin-Lajoie et pionnière du mouvement pour le droit des femmes au Québec, ainsi que son arrière-petit-fils Paul Gérin-Lajoie. Ce dernier était une figure majeure de la Révolution tranquille au Québec, notamment par son rôle de ministre de l’Éducation du Québec et par sa doctrine Gérin-Lajoie, fondement de la politique internationale du Québec, qui a marqué une génération avec les dictées P.G.L. et sa fondation de solidarité internationale.
Cette maison est également associée à l’histoire politique, ayant été la résidence de Robert James Manion, plusieurs fois ministre et chef du Parti conservateur du Canada de 1938 à 1940. Après le décès d’Antoine Gérin-Lajoie, la maison a été vendue à son cousin Raphaël Bellemare, journaliste de La Minerve, qui l’a transmise à sa fille Mathilde Bellemare. Elle y a vécu avec son époux Dionis Desaulniers, traducteur à la Chambre des communes, avant que leur fille Yvonne Desaulniers, épouse de Robert James Manion, n’occupe la maison.
Robert James Manion est décédé dans cette maison en 1943, et son épouse, Yvonne Desaulniers, en 1951. La maison a ensuite été occupée par plusieurs autres personnes.
Ainsi, la maison du 300, rue Wilbrod se trouve également associé à la politique internationale puisque c’est ici que vécu, en 1956, un Deuxième secrétaire de l’ambassade soviétique à Ottawa, Gennadi P. Popov, qui a été accusé d’espionnage. Bien que l’affaire ait eu moins de retentissement que l’affaire Igor Gouzenko, une dizaine d’années plus tôt, elle avait tout-de-même fait les manchettes en cette époque de Guerre froide.
En décembre 2022, alors que le 300, rue Wilbrod était occupé par la garderie Sandy Hill Child Care, un incendie s’est déclaré derrière la maison, au moment où heureusement aucun enfant ni employé ne s’y trouvait. Il aurait fallu quelques rénovations pour que la garderie puisse s’y réinstaller, mais devant l’ampleur du chantier il a été préféré de détruire la maison un peu moins d’un an plus tard.
Il est regrettable que cette destruction se soit produite dans une relative indifférence. Cette maison était bien plus qu’une simple structure, elle était un témoin silencieux et significatif de l’histoire des derniers siècles.
En 1982, à l’occasion du centième anniversaire de la mort d’Antoine Gérin-Lajoie, son petit-fils François Hone avait publiquement exprimé le souhait que la ville d’Ottawa installe une plaque commémorative devant la maison du 300, rue Wilbrod et qu’une rue dans un quartier francophone porte le nom de son grand-père. Pour ce qui est de la plaque commémorative, il est désormais trop tard.